: Témoignages Guerre Israël-Hamas : rencontre avec les jeunes "refuzniks" de l'armée israélienne, qui risquent la prison pour leurs idées pacifistes
Depuis le 7 octobre 2023, le hit-parade israélien est, lui aussi, traversé par la guerre. Le dernier tube en date, Harbu Darbu, du groupe Ness et Stilla, appelle sur un rythme entraînant à intensifier l'opération militaire à Gaza, en représailles aux attaques sanglantes du Hamas. "Préparez vos fesses, car voici l'armée de l'air", lance notamment le duo de rap, ultra-populaire chez les jeunes Israéliens.
Mais tous ne cautionnent pas cet élan de soutien à l'armée du pays. A Tel-Aviv, Iddo, 17 ans, veut rester le plus loin possible des manœuvres militaires. Il tient à le faire savoir, et se prépare même à aller en prison pour ça. "Je vais très certainement y être envoyé. Je ne sais juste pas quand, ni pour combien de temps", explique-t-il, installé dans le local associatif de gauche où il a ses habitudes.
Dans quelques mois, Iddo a prévu de refuser de faire son service militaire, qui est pourtant obligatoire et d'une durée de 32 mois en Israël pour les hommes, et de 24 mois pour les femmes. "Je pourrais trouver une excuse, inventer un souci médical, mais je fais bien ce choix pour des raisons politiques", poursuit ce musicien, scolarisé dans un lycée artistique. Aux yeux de l'Etat israélien, cela le place dans la catégorie des "refuzniks", ces objecteurs de conscience qui sont souvent condamnés par la justice militaire.
Un mois plus tôt, c'est ce qui est arrivé à Tal Mitnick, un autre jeune Israélien de 18 ans. Et son incarcération a fait grand bruit sur les réseaux sociaux. Devant la base de Tel HaShomer, dans le centre du pays, le jeune homme a eu l'idée de se faire filmer juste avant d'être jugé et condamné à 30 jours de détention.
"Je pense que le massacre ne peut rien contre le massacre. L'attaque criminelle contre Gaza ne résoudra pas les tueries atroces du Hamas", déclare-t-il notamment dans sa vidéo devenue virale. Fin janvier, il a été libéré, puis de nouveau condamné à 30 jours de prison.
"Je ne veux pas mourir en opprimant des Palestiniens"
En Israël, les refuzniks évitent généralement d'afficher leur choix sur la place publique. Surtout qu'en pleine guerre contre le Hamas à Gaza, ce sujet tabou est encore plus explosif, selon Iddo. "Au lycée, j'ai eu beaucoup de remarques, raconte-t-il. On m'a qualifié de traître, d'antisémite, de nazi, de soutien du Hamas..."
Sur internet, le jeune homme dit aussi avoir reçu des "mises en garde" et des "menaces de mort" le visant lui, mais aussi sa famille. "Ça me déprime, c'est un crève-cœur de savoir que les gens pensent ça de moi", confie-t-il.
"D'un côté, il y a les attaques terroristes, que nous n'avons pas digérées. De l'autre, des milliers de personnes sont tuées ou chassées de chez elles à Gaza. C'est trop !"
Iddo, 17 ans, habitant de Tel-Avivà franceinfo
Le 7 octobre, jour des attaques massives du Hamas, Iddo se souvient d'avoir ressenti "un grand choc, un traumatisme immense". Mais ces massacres ne l'ont pas fait changer d'avis concernant les opérations militaires de son pays. "Après avoir tenté de comprendre le 7 octobre, nous avons rapidement dévié vers de nouvelles effusions de sang, à Gaza cette fois, dénonce-t-il. Le fait de tuer nous permet-il vraiment de mieux faire notre deuil ?"
Depuis le début de la guerre et le lancement d'une opération au sol dans Gaza fin novembre, un autre évènement l'a marqué. Le 22 janvier, pas moins de 21 soldats israéliens ont trouvé la mort en même temps dans l'effondrement d'un bâtiment qu'ils étaient en train de piéger. Tous étaient des réservistes, et le plus jeune avait 22 ans.
"Ils ont été tués alors qu'ils détruisaient des infrastructures civiles. Ils posaient des mines dans des maisons. Cela n'aurait jamais dû arriver", juge Iddo, qui voit dans cet incident une autre raison de ne pas s'engager. "Ce n'est pas ma motivation principale, mais bien sûr que je veux rester en vie !, lance-t-il. Je ne peux pas imaginer mettre ma vie entre les mains de ce gouvernement. Je ne veux pas mourir en opprimant des Palestiniens."
"Dans ma famille, cela cause des disputes sans arrêt"
A part les peines de prison, les refuzniks s'exposent surtout au rejet de la société israélienne. "On m'a insultée, traitée de 'serpent du Hamas'", raconte Rayy, 19 ans, militante de gauche, elle aussi, et "fière" d'avoir refusé de faire le service militaire. "Des gens ont aussi dit que c'est moi qui aurais dû être kidnappée à la place des otages", se souvient-elle.
Servir deux ans dans l'armée, la jeune femme n'aurait jamais pu s'y résoudre. "Question de santé mentale", explique celle qui travaille désormais dans un centre social. Dans son cercle d'amis, ses prises de parole contre la guerre à Gaza lui ont coûté quelques relations. "Certains ne veulent plus m'adresser la parole, regrette-t-elle. Souvent, ils n'imaginent même pas que refuser le service militaire est une option. Ils vivent un peu dans une bulle."
Les discussions peuvent aussi s'avérer tendues avec ses proches. "Dans ma famille, cela cause des disputes sans arrêt, relate Rayy. Ils ont tous fait l'armée, et je suis la première à déroger à la règle." Dans le pays, certains profils comme les jeunes Arabes israéliens ou les religieux sont exemptés de service militaire. D'autres peuvent choisir le service national, un engagement civique.
"Mes parents n'apprécient pas le fait que je dénonce le service militaire par idéologie, explique Rayy. Mais je ne peux pas supporter l'occupation de Gaza et des Territoires palestiniens. Je ne veux rien avoir à faire avec cette force."
"Mes proches me disent d'arrêter avec la politique. Mais je ne peux pas me taire, surtout pas en ce moment."
Rayy, 19 ans, habitante de Tel-Avivà franceinfo
Lorsqu'elle sort manifester, sur la "place des otages" de Tel-Aviv notamment, Rayy veut stimuler le débat au sein de la jeunesse. "J'aimerais que les gens réfléchissent bien plus au rôle des militaires", confie-t-elle. Les discussions ont souvent lieu avec des gens de son bord politique. "En Israël, on peut être de gauche et soutenir l'armée, explique la jeune femme. Même ceux qui dénoncent l'occupation [des Territoires palestiniens] participent à cet effort militaire."
Un réseau de soutien "qui ne fait que grossir"
Minoritaires en Israël, les refuzniks sollicitent fréquemment l'association Mesarvot, qui se décrit comme "un réseau de désobéissance civile". Sur son site, elle propose une aide juridique, des informations sur la prison, sur les conséquences de ce type de refus… "Cela fait aussi du bien d'avoir quelqu'un à qui parler, tout simplement", expose Yeheli, 23 ans, coordinateur du réseau.
Depuis les attaques du 7 octobre, "les règles du jeu ont changé", constate toutefois le responsable. D'un côté, les jeunes questionnent de plus en plus le bien-fondé des opérations militaires, selon lui. Mais de l'autre, "les voix opposées à la guerre ont énormément de mal à se faire entendre, on a dû trouver un nouveau vocabulaire politique".
Avec d'autres ONG, comme l'association féministe Nouveau Profil, Mesarvot milite aussi contre "l'éducation militariste" jugée trop présente en Israël. "On nous parle du service militaire et des opérations depuis l'enfance, c'est difficile d'aller à contre-courant", raconte Yeheli, dont le père était commandant de blindés.
Difficile aussi de savoir combien de jeunes se déclarent refuzniks chaque année. "Cela reste un tabou, note Yeheli, sauf dans les grandes villes, chez les familles laïques et de classe moyenne". "Tout le monde n'a pas suffisamment de moyens ou des proches à l'écoute pour assumer ce choix, ajoute le responsable associatif. Pour certains, passer quelques mois en prison mettrait leur famille dans une situation économique difficile, par exemple."
Au fil des années, le mouvement des refuzniks "a évolué par vagues", retrace Ishai Menuchin, ancien président d'Amnesty International en Israël et cadre du mouvement Yesh Gvul ("il y a une limite" en hébreu), fondé en 1982 après l'invasion du Liban par Israël. A cette époque, plus de 3 000 réservistes avaient signé une pétition contre cette opération. Parmi eux, 160 avaient été emprisonnés.
"Depuis, le débat et l'aide que nous proposons ne fait que grossir", assure Ishai Menuchin, qui raconte avoir été récemment contacté par un soldat épuisé après 60 jours de mission à Gaza. "On lui a demandé d'incendier une maison, c'était trop pour lui."
"Chacun devrait pouvoir tracer sa propre ligne rouge. Cela peut être un jeune qui refuse de s'engager, un réserviste qui ne veut plus repartir au combat..."
Ishai Menushin, militant pacifiste du mouvement Yesh Gvulà franceinfo
Ces derniers mois en Israël, "la situation est devenue très tendue" concernant ces questions, reconnaît Ishai Menuchin. "Le 7 octobre a rendu les jeunes plus nationalistes, plus extrêmes entre eux. Heureusement, ce ne sont souvent que des mots qui sont échangés, et pas des coups", se rassure-t-il. Au lendemain des attaques du Hamas, son mouvement a publié un message antimilitariste en une du journal de gauche Haaretz.
"Ce que l'on veut faire comprendre aux citoyens, jeunes et moins jeunes, c'est que plus de cinquante années de domination militaire n'ont pas réussi à apporter la paix entre Israéliens et Palestiniens", résume Ishai Menuchin. "Vous refaites encore et encore les mêmes choses, et vous vous attendez à un résultat différent ? C'est une illusion."
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